Mon père, ce tueur

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Un récit paru en Août 2019, presque une année, autant dire une éternité pour un livre, avant de le retirer de l’étagère et se dire que, là, on est capable d’y plonger. Parce que c’est une plongée ce récit d’un fils vers son père, le témoignage aussi, sur l’origine de cette violence familiale. Un peu dans la lignée de David Vann, de ce rapport à l’imposant Pater, aux armes, à l’admiration mêlée de peur, cet étrange cocktail souvent explosif.

« Mon père était un tueur. À sa mort, il m’a laissé une lettre de tueur. Je n’ai pas encore le courage de l’ouvrir, de peur qu’elle m’ explose à la figure. Il a déposé l’enveloppe dans le coffre où il rangeait les armes: des poignards, une grenade, un revolver d’ordonnance MAS 1874 ayant servi durant la guerre d’Espagne, une carabine à lunette, et surtout des fusils de chasse, des brownings pour la plupart, tous briqués, les siens comme ceux du père, grand-père et arrière grand-père, une généalogie guerrière qui remonte au début du dix-neuvième siècle.(…) »

Mon père, ce tueur de Thierry Crouzet est une suite d’évènements qui m’a littéralement prise aux tripes, ce n’est pas vraiment beau les tripes, ça accroche le cœur, mais ce récit est haletant parce qu’il fait jaillir le « vrai », l’insoutenable haine, le difficile amour.
Crouzet aura mis trois ans à ouvrir cette lettre pour entreprendre le deuil, découvrir les différentes facettes d’un être complexe, travailler autant sur lui-même que sur les archives de Michel Crouzet, alias Jim. Ce surnom donné par les « camarades de jeux » du père, un alias pour éloigner cette figure paternelle forcément trop proche et se rapprocher de l’homme remarquablement intelligent, si peu intéressé par une quelconque carrière de bureaucrate.
Il lui fallait du grand air à Jim, de l’aventure, de l’Ailleurs. Et le voilà embarqué en Algérie, au moment où les colons s’opposent à la libération du pays, où l’armée française combat le Front de Libération Nationale (FLN).
C’est donc la guerre « là-bas » et il y va, sans vraiment se rendre compte, pour échapper surtout.

Thierry Crouzet s’attache à des feuillets de route du père et aux souvenirs parsemés des bataillons de la Demi-Brigade de Fusiliers-Marins (DBFM) dont il faisait partie, de Novembre 1956 à Novembre 57, au Piton Gabriel, dans l’ouest oranais.
Avec un style précis et efficace, Crouzet nous emporte donc dans cette guerre d’Algérie par le prisme du père.

J’y ai été transporté comme dans un roman, parce que l’auteur comble remarquablement les vides, y met de sa vérité, interprète, y montre sa colère, mais aussi, et toujours, cet amour transmis pour les grands espaces, les étangs, les oiseaux, la nuit, la contemplation du silence. Toutefois, il reste la chasse, cette passion dévorante de Jim. Car l’homme au regard clair est un chasseur qui ne loupe quasiment jamais sa cible, un chasseur qui, un jour, devint un tueur pour le compte de « la Grande Muette ».
Mon père, ce tueur n’est sûrement pas un livre sur cette guerre mais véritablement un vif récit sur les relations entre père et fils, sur un écrivain enquêtant sur l’origine de cette force dévastatrice, sur le poids de l’héritage et la transmission de cette violence.

Crouzet tisse son témoignage pour nous faire découvrir, et par la même: se laisser faire apparaître, l’homme qu’était Jim. Il y démêle le faux du vrai, met de l’amour en y posant des notes d’humanité -car l’idée de « monstre » n’est pas- tout en y mettant autant de hargne pour ce personnage hantant sa mémoire d’enfant.
Et on en revient à cette lettre, fil rouge qui n’est pas un artifice mais porte le feu. Trois ans pour ouvrir cette missive et mettre un point final à cette histoire, trois ans pour abroger le mal et ne plus avoir peur de l’écho violent qu’elle pouvait porter.

Voici un récit bouleversant sur l’origine de cette violence, dans ce qu’elle impose aux autres, dans ses secrets qui hantent une mémoire familiale. Thierry Crouzet y fait face pour aller vers son moi profond, évacuer, enfin, ce qui ne lui appartient plus. C’est une fin mais aussi, et surtout, un début.
Mon père, ce tueur laisse ainsi une large empreinte au cœur.

Coup au ❤️ détonant.

Fanny.