« Là où nous dansions »

« Là où nous dansions » de Judith Perrignon, une histoire se déployant entre 1935, les années 60 et 2013, année de la démolition des tours. Ce livre c’est une épopée particulière, des personnages attachants, une humanité résistante au sein d’un système ultra capitaliste, un style littéraire qui vous transporte avec maestria au sein du projet Brewster-Douglass, Douglass étant le nom d’un abolitionniste afro-américain, auteur et réformateur.

Judith Perrignon est journaliste et romancière, sa trame est résolument basée sur des faits réels tout en vous portant au sein des âmes de ses héroïnes, et héros, de l’ordinaire. En 1935, Eleanor Roosevelt met en place, contre vents et marées, un projet d’habitation de grande envergure: le premier ensemble de logements sociaux financé par le gouvernement fédéral pour les Afro-Américains. En 1960, le Brewster-Douglass Project est avant tout une grande communauté remplie de familles, de femmes et d’enfants surtout, et d’hommes souvent absents, pris par ce travail en usine qui les ronge peu à peu. En 2013, le 29 Juillet, un artiste français, est retrouvé mort par balle, au pied d’une des tours. Il faudra du temps pour reconnaître celui qui se faisait nommé, le temps de l’enquête, « frat boy » alias « Zoo Project », de sa véritable identité, Bilal Berreni. Entre ces trois périodes, le temps est relié de manière touchante, haletante, foncièrement humaniste, délicatement investie par Judith Perrignon.

Ira, flic d’élite, enfant du Brewster-Douglass Project, et sa collègue légiste Sarah, femme à fleur de peau, peut-être miroir de l’auteure, sont le fil rouge de ce passé, cette construction, cette destruction, cette vie, cette mort. Ce livre se lit comme un documentaire passionnant, comme un roman palpitant, comme une vue sur le fonctionnement de notre monde contemporain plaçant le profit avant l’Homme, comme un chant d’amour pour une ville touchée de plein fouet par la « bankruptcy », mot affiché, répété, expiatoire presque.

Et puis « Là où nous dansions » c’est aussi un rythme, des voix, une musicalité. Détroit, temple du Blues, terre originelle de la Motown qui mit en lumière les « filles » du Brewster Project comme Diana, Florence et Betty, futures « Suprêmes », les p’tits gars comme Marvin (Gaye) ou Stevie (Wonder). C’est une émotion de se faufiler dans ce quartier où résonne, au delà des pas, les espoirs, les envies, la nostalgie, le désamour, les rêves et les tourments, tout ce qui fait une vie, la multitude de voisins en plus.

Alors, tu partiras, à la rencontre de celles et ceux qui ont fait vivre ce quartier, cette ville, puis tu y liras la détérioration liée à la désillusion, l’attachement des gens à leur « territoire », vibrant au gré de l’histoire populaire américaine, dans ce qu’il y a de plus touchant. Au gré des chapitres, tu seras marqué(e) par Détroit, cette ville devenant une entité fière et chaleureuse, abandonnée et résiliente.

« Je dois t’avouer que je commence à en avoir marre de ces touristes des ruines, de leurs vidéos qui tournent, de leurs vidéos qui tournent, de leurs photos, c’est pornographique, paraît même que ça fait fureur dans les galeries chics! Mais tu ne vois personne, jamais personne, sur leurs clichés! Comme si y avait plus un habitant dans cette ville, comme si les gens d’ici ne comptaient pas, n’existaient pas! Pourtant nombreux sont ceux qui sont restées malgré tout, qui se battent chaque jour, qui ont vu s’effondrer la maison du voisin, trembler la leur, qui font ce qu’ils peuvent! Des gens magnifiques! J’ai le nez dans le sang et le crime, mais je ne cesserai jamais d’aimé ceux d’ici… Et personne ne prend de photos d’eux!(…) ça ne les intéresse pas de comprendre comment on en est arrivé là, ils veulent poser devant les éboulis de Packard et poster la photo sur Facebook. Packard est fermée depuis 1958. 1958! Tu parles d’une nouvelle. Mais ils n’en savent rien, ils s’en foutent, c’est l’apocalypse qui les excite, le vide. Moi et l’apocalypse. Moi et le vide. Et ils m’emmerdent avec leur vertige(…) »

C’est à ce moment là que je suis totalement tombée en amour d’Ira, et de tous les « autres », révélés par la plume de Judith Perrignon, qui redonne un cœur aux vivants , aux disparus, aux cramé(e)s, aux camé(e)s, à celles qui vendent leurs corps, qui luttent, ceux et celles qui portent leurs histoires, font comme ils peuvent, oui, isolé(e)s, solidaires, beautés héroïques et attachantes.

Si tu veux prendre le pouls de Détroit, c’est d’abord dans cet ouvrage que tu le trouveras.

Coup au ❤️ puissant.

Fanny

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