« Zoomania »

Il était une fois une ferme. Il était une fois une tornade. Cela aurait pu te faire penser au « Magicien d’Oz », même si cela se passe en Oklahoma, et non pas dans l’état voisin du dessus, le Kansas. Tu les perçois très vite ces Grandes Plaines, ces champs à perte de vue puis cette tornade posant son « doigt de Dieu » sur cette petite bourgade de Mercy. Sauf que, dans ce moment là, pas de clémence, de pitié ou d’indulgence : le doigt frappe. Brutalement.Te voilà ainsi emporté(e) dans l’ haletant et électrique « Zoomania » (« The Wildlands ») d’Abbi Geni, toujours traduit depuis son premier roman – souviens-toi du magnétique « Farallon Islands » – par l’indispensable Céline Leroy.

C’est un tableau ce roman, une suite de scènes, de couleurs, d’humeurs, de lumières, d’espaces et c’est radicalement intense à lire et ressentir.« (…) Notre propriété s’étendait sur plusieurs hectares. Je plissai les yeux à travers la bruine, essayant de trouver de l’ordre dans un fouillis de gouttelettes et de débris. Les arbres n’aidaient pas, qui oscillaient de manière inquiétante et me bloquaient la vue, leur tronc gémissant sous l’effort. Au loin, les vaches étaient couchées – des masses argentées dans l’herbe trempée. C’était préoccupant. »

Cora, la petite dernière de la fratrie McCloud, est le « je » d’Abbi Geni, c’est elle qui te raconte ce phénomène météorologique le plus intense qui soit sur Terre, l’E.F. 5 (Enhanced Fujita), arrivant sur leur ferme, leur famille : le père, Marlène l’ainée emportant les photos de la mère morte en couches, Tucker, le frère parlant à l’oreille des animaux et Jane, l’indécrottable footballeuse. Sauf que l’abri bétonné ne protégera que la progéniture. « Marlène faisait l’appel, répétant nos noms comme dans une comptine :  » Tucker, Jane et Cora. Tucker, Jane et Cora. » »

Et toi, tu lis, avide, prise dans ce rythme qui ne démord pas jusqu’à l’ultime page.

Abbi Geni t’emmène au sein de cette famille disloquée, tu y liras la relation complexe entre frère et sœurs, l’impact différent que peut avoir un même traumatisme : la disparition, l’abandon, l’anéantissement d’un lieu, d’un espoir, d’un refuge, rien ne pouvant se dérouler « comme Avant ».

Je suis toujours autant subjuguée par la manière qu’à l’auteure de sculpter le paysage tout autant que ses personnages, l’un ne pouvant se défaire de l’autre : c’est impressionnant de maîtrise; le déroulé de cette histoire, bâtie aussi comme un thriller, ne pouvant en être que plus percutant. Parce que la nature sauvage, ou la nature humaine – je ne vais pas te refaire le coup de la phrase d’Hobbes et du loup… quoique – est une chose infiniment complexe. Suite à cette destruction, chacune et chacun avance, comme il peut, dans une possible reconstruction, un « plan », sans peut-être même en avoir conscience au premier abord, pris(e) dans sa propre survie.

Cora est celle qui vit l’instant présent d’une petit fille de neuf ans qui en a déjà trop vu. Elle ressent, pressent, hume l’air, n’a jamais pu ressentir la sécurité confortable des autres enfants de son âge. Il y a ce quelque chose qui t’étreint le cœur à lire ce que cette gamine perçoit de sa famille, de ses failles béantes qui s’ouvrent et de cet amour qu’elle a pour les unes et les autres, malgré Tout.

Un autre évènement viendra encore bousculer les cartes du destin des McCloud : une bombe posée à Jolly Cosmetics. C’est à ce moment là que Tucker revient puis disparaît en emportant Cora, Cora enthousiaste, Cora en manque de ce grand frère, Cora en quête d’aventures hors du numéro 43.

Durant cette lecture de « Zoomania », tu oscilles entre joie et peur, douceur et terreur, c’est un mouvement oscillatoire ce roman t’accrochant les tripes. Frère et sœur partent vers le Texas, plus loin encore, « desperados », et, sur leur route, les actes meurtriers de Tucker. Il était une fois cette innocence qui part en éclats, cette identité qui s’altère au fur et à mesure des kilomètres enfouies dans les carcasses, il était une fois l’Amérique.

« Il était une fois un tyran. Appelons-le l’Homme aux poulets.(…) Il les assassinait par milliers et les animaux n’étaient même pas pris par surprise. Ils voyaient la mort venir. C’était douloureux (…) »

Abbi Geni te dit l’écoterrorisme, comment Tucker devient lui-même ce « doigt de Dieu », cette tornade meurtrière qui répond avec haine à cette sixième extinction de masse dont nous sommes les terribles témoins. L’auteure est comme cela, à te mettre en équilibre instable, à te tenir en haleine, les yeux écarquillés.Cora/Corey rejoint une autre identité, elle pourrait aussi se nommer « Dorothy » – oui j’y reviens – qui dit à la fin du conte que « Rien ne vaut sa maison » mais ne sait plus par quel chemin la rejoindre. C’est prenant en émotions multiples cette histoire.

Tu continueras à agripper ses pages jusqu’à cette fin à la fois surprenante et inévitable, celle qui nous dit la Sauvagerie. Abbi Geni se transforme alors en peintre de la Renaissance, l’époque des bestiaires où la présence de l’animal soutient le propos de l’œuvre. Cela devient mordant, tragique, parfois comique, sanglant, étrangement surréaliste car tout à fait proche de Nous.

« L’animal ne se donnait pas en spectacle (…) c’était une créature dépaysée, désynchronisée, qui avait passé sa vie en cage (…), seule pour la première fois, à des kilomètres de tout ce qu’elle connaissait, entourée par la profusion inimaginable d’étrangeté et de beauté. Comment y répondre autrement qu’en dansant. »

« Zoomania » est cette histoire multiple, passionnante, puissante, violente et superbe. Ne passe pas à côté car elle te dit beaucoup.

Il était une fois… a huge crush.

Fanny

Une réflexion au sujet de « « Zoomania » »

  1. je profite avec gourmandise de la dernière salve de tes chroniques Fanny ! Ce bouquin me tente bien , ce que tu en laisses entrevoir me convainc de la placer dans mes futures lectures !

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